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Ceux qui ne vont pas à Montmort... rapporté par R. Popelin

Dans notre région, certaines légendes mettent en cause l'autorité de la femme dans le ménage, telle que celle du "Nau de la Reine" contée par Z. Bourgeon.

Dans la contrée sud d'Epernay, une locution assez courante:"encore un qui n'ira pas à Montmort", désignait le mari qui n'était pas toujours maître chez lui.
En voici donc l'origine.

Le Très haut et Très Puissant Seigneur, Marquis de Montmort et de beaucoup d'autres lieux, descendant direct des Béthune-Sully, était à cette époque lointaine-s'il faut en croire la tradition - un philosophe un peu sceptique, mais au demeurant un brave homme.
On ne sait s'il était célibataire, marié ou veuf, mais on supose généralement qu'il subissait ou avait dû subir - lui qui commandait en maître à toute une région - le joug d'une Marquise un peu autoritaire.

Avait-on souri ou causé tout bas de cette domination?
Ces propos malveillants étaient-ils revenus aux oreilles du Marquis?
Avait-il voulu confondre les rieurs d'élégante façon?
Tous ces détails se sont perdus avec le temps, mais ce qui demeure certain, c'est que le Marquis avait fait savoir qu'il donnerait le plus beau sujet de ses porcheries à l'homme marié, qui le premier pourrait lui affirmer en toute sincérité que toujours il avait été maître chez lui.

A l'annonce d'une telle nouvelle, les candidats vinrent nombreux à Montmort, mais, en quelques secondes d'entretien, le Marquis n'eut pas de peine à leur faire comprendre, car ils étaient de bonne foi, combien ils se trompaient lourdement.

Ceux qui revenaient de Montmort ne s'en vantèrent pas, mais tout se sait.
Les femmes qui, les premières, avaient poussé leut mari au voyage, devinrent plus circonspectes.
Quelques rares paysans prirent bien la route du château, certains allèrent jusqu'au bas de la côte d'autres jusqu'au milieu, mais un épisode, un incident revenait à leur mémoire, conscients mais attristés, peut-être plus du reste de la perte du cochon seigneural que de leur autorité.
Ils tournèrent bride et rentrèrent chez eux, charette vide.

Dix ans passèrent ainsi.
La porcherie crut et se multiplia.
Un jour cependant un manant, justement enhardi par la soumission continue de son épouse, mit à éxecution le projet longtemps caressé avec elle d'aller réclamer au Marquis le prix de son autorité incontestée au village.

Il arriva à Montmort.
Le seigneut le questionna, le fit causer.
Cet examen assez long et finement mené lui sembla concluant.
Enfin, il se trouvait un homme qui avait été le maître chez lui!

De très bonne grâce, il donna à ses gens l'ordre de charger sur le chariot du paysan, le porc le plus gras en lard, le plus loyal et marchand de ses porcheries.
- Mon ami, lui dit-il, nous n'allons pas nous quitter ainsi.
J'ai justement une barrique d'un petit vin de Vertus avec lequel je veux trinquer avec toi, à la santé de ta digne compagne.
- Mes excuses, Monsieur le Marquis, répondit l'autre, mais mes sabots sont tout crottés et je n'oserais ainsi entrer chez vous.

Le Marquis insista, le paysan se défendit, puis finit par céder.
-Voyez-vous,Monsieur le Marquis, c'était comme un pressentiment.
J'avais chaussé ce matin mes souliers neufs, pour vous faire honneur, car je ne les mets pas souvent.
Mais ma femme qui est économe, me les a fait enlever.
Je ne voulais pas, non pour la contrarier bien sûr, mais par rapport à vous: elle n'a rien voulu entendre!
-Tes souliers, quelle m'a dit comme cela, tes souliers pour aller chercher un cochon-sauf votre respect, Monsiieur le Marquis-tu n'y pense pas, enlève moi ça vite, mets tes sabots, mon homme , et à bientôt le revoir- voilà pourquoi, Monsieur le Marquis...

-Mon pauvre ami, interrompit ce dernier, tu vois bien que pas plus que les autres tu n'es le maître chez toi, peut-être après tout, cela est-il mieux ainsi, buvons toujours à la santé de ta femme qui est une honnête et économe ménagère, mais rentre le cochon à la porcherie!

Tout penaud, notre homme revint au pays; sa femme qui l'attendait avec impatience s'emporta en reproches amers, en propos acerbes contre son benêt de mari.
Elle fit un tel vacarme et cria si fort que le curé du village qui, par hasard passait devant le logis, tout en disant ses oraisons, ne put s'empêcher de les interrompre et de se dire
"Sainte-Madone, encore un malheureux qui n'ira jamais à Montmort!"
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Mémoires de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de département de la Marne.
2e série - Tome XX 1921 - 1922 et 1923 - 1924